REMORD GREGAIRE
FRIEDRICH NIETZSCHE 1881
Le Gai-Savoir
Remords grégaire
Durant les périodes les plus reculées et les plus longues de l’humanité, il y avait un genre de remords tout autre que ceux d’aujourd’hui !
On ne se sent aujourd’hui responsable que de ce que l’on veut et de ce que l’on fait, et l’on porte en soi son sujet de fierté : tous nos juristes partent de ce sentiment de plaisir et de satisfaction que l’individu trouve en lui-même comme si c’était là depuis toujours la source du droit !
Mais durant la plus longue période de l’histoire de l’humanité, rien n’était plus effrayant que de se sentir un individu isolé !
Etre seul, avoir une façon particulière de sentir, n’obéir ni dominer, représenter un individu, voilà qui jadis n’était pas un plaisir mais une punition !
On était condamné « à l’individu » !
La liberté de penser passait pour le malaise en soi !
Tandis que nous éprouvons la loi et l’intégration comme contrainte et privation, on éprouvait alors l’égoïsme comme une affaire pénible, une véritable détresse !
Etre soi-même, s’évaluer soi-même d’après ses propres poids et mesures, voilà qui jadis était contraire au goût !
Un penchant dans ce sens eût été considéré comme folie !
Car le fait d’être seul impliquait toutes les misères, toutes les craintes !
Autrefois, le « libre-arbitre » avait pour proche voisine la mauvaise conscience ; moins on agissait librement , plus s’exprimait dans l’acte l’instinct grégaire et non point le sens personnel, plus on s’estimait être moral !
Tout ce qui portait préjudice au troupeau, que l’individu l’eût voulu ou non, donnait autrefois des remords non seulement à l’individu même mais à son voisin, voire au troupeau tout entier !
C’est en quoi nous avons le plus modifié notre jugement !